«La réalité de ce film n'est rien d'autre que l'admiration portée à ces textes et à la voix qui les révèle.»
Par où commencer ? Car il y a bien eu un commencement, un point de départ à ce voyage jusqu'à l'ultime halte que représente aujourd'hui ce spectacle de pur théâtre devenu film... Je me replonge lentement à l'intérieur, au-dedans de cette voix de Fabrice Luchini écoutée voilà plus de quinze années lors d'une promenade dans le bois du château de Valençay, cette voix qui me faisait partager, comme on partage un repas ou un vin délicieux, sa première rencontre avec Roland Barthes dans l'appartement de celui-ci : et je me rappelle avec la plus grande clarté m'être senti alors à cet instant-là l'unique spectateur d'un moment de théâtre offert par lui, ou pour lui, dans un espace improbable qu'il arrivait à réduire en espace de scène. L'espace de sa voix. L'espace de son regard et de son incroyable énergie. L'espace de sa ferveur et de son intelligence à nous surprendre. Nous faire découvrir notre faculté jusqu'alors insoupçonnée, à ressentir les mots sans avoir besoin de les analyser pour en comprendre le sens. J'ai connu avec lui maintes autres occasions de ce genre, au café, dans la rue, chez moi ou chez lui, et même sur les plateaux de cinéma : des textes de Thomas Bernhard, des poèmes de Rimbaud, et aussi Nietzsche, Flaubert et bien d'autres... Et chaque fois, je regrettais en moi-même que ces instants ne puissent être gardés, comme on garde un livre cher ou une lettre importante. Mais je ne pensais pas alors à un film destiné aux autres, je pensais à un film pour moi seul, qui me permettrait de mieux comprendre pourquoi cette voix ouvrait une porte jusqu'alors fermée à la simple lecture d'un texte. Etre seul avec cette voix. Etre seul à l'écoute de cette voix...
Parce que cette voix qui parle avec le discours d'un autre, c'est la nôtre. C'est nous-mêmes.
« Le point sur Robert », à première vue, c'est le point sur Fabrice Luchini, mais pas dans le sens photographique de « faire le point ». C'est tout le contraire. Il nous parle de lui, certes, avec parfois force détails, mais l'image de lui-même qu'il est censé présenter ne prend forme que dans le révélateur, au sens chimique et photographique du terme, des auteurs dont il est la voix. C'est pourquoi il n'y a pas un Robert, mais une multitude, allant de Paul Valéry à La Fontaine, de Roland Barthes à Rimbaud : il est dans ce spectacle le lien direct et indirect entre eux, il incarne à sa manière la descendance des uns vis-à-vis des autres.
Il dit. Nous les écoutons. C'est aussi simple que cela.
Ecouter Fabrice Luchini sur une scène, c'est voir des feux follets dans la nuit, c'est le jet de pierres dans le lac et les multiples cercles qui s'y forment et qui nous amènent à explorer tout un champ de possibles, c'est nous faire comprendre l'exceptionnelle force et soutien que peut représenter la littérature, c'est aussi nous faire rire, de nous-mêmes avec la plus grande légèreté. Et filmer la voix de Fabrice Luchini, c'est simplement répondre à l'appel de cette voix, être à son écoute dans une présence « sensible », toujours organique. C'est essayer de garder intact l'énergie de son vouloir, c'est ne pas fausser le trait par l'intention que le cinéaste serait tenté d'y mettre, pour y surexposer sa vision. L'admiration est chose assez rare pour être préservée : la réalité de ce film n'est rien d'autre que l'admiration portée à ces textes et à la voix qui les révèle.
« La voix humaine me semble si belle prise intérieurement au plus près de sa source, que les diseurs de profession presque toujours me semblent insupportables quand ils prétendent interpréter les textes alors qu'ils ne font que débaucher les intentions et le chant des mots combinés ». Ecoutez et regardez Fabrice Luchini interpréter ces textes sans jamais en débaucher les intentions ! Un acteur au travail. Plus encore, un grand artiste qui nous élève à son niveau en même temps qu'il s'accomplit.
Route de braises, et non de cendres. Prenez cette route avec lui, et vous comprendrez que la poésie sera toujours une chose préservée.
Yves Angelo. 14 juillet 2008.
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