Les vrais musiciens n'ont qu'une hantise : voir leur art se figer, perdre de sa vitalité et de son souffle intérieur. Comment maintenir au fil du temps la flamme qui, à l'aube de leur vocation, alluma la mèche de leur inspiration ? Certains s'échinent à changer régulièrement d'air, de style, d'outils ou de partenaires : chaque projet est pour eux l'occasion de couper les ponts avec le passé, de défricher des territoires inconnus. D'autres, au contraire, préfèrent creuser patiemment le même sillon, pour mieux l'approfondir et l'élargir ; et c'est ainsi, en retournant patiemment leur lopin, qu'ils réussissent à retrouver la fraîcheur du commencement, la pureté virginale du geste créateur. Tel est Piers Faccini, semeur de beautés, dont chaque moisson de chansons tranche naturellement avec le tout-venant du songwriting. Ses deux premiers albums, Leave No Trace (2004) et Tearing Sky (2006), avaient révélé un musicien cultivant un jardin éminemment personnel, à l'abri des vents tournants de la mode et à bonne distance des productions standardisées du folk, du blues ou du rock. Aujourd'hui, Two Grains of Sand apporte cette évidence : Piers Faccini vit seul sur une terre que, par la grâce de l'expérience, il a su rendre encore plus féconde, plus généreuse.
Voilà donc un disque lumineux, assurément. Il est vrai que Piers Faccini n'a jamais été aussi libre que dans la conception de cet album. Il en a tracé les plans, posé les fondations et dessiné les arrangements chez lui, sur ces hauteurs cévenoles balayées par le silence où il a élu domicile il y a quelques années. Alors qu'il s'en était remis par le passé aux talents de réalisateur de Vincent Segal (sur Leave No Trace) et de JP Plunier, le mentor de Ben Harper (sur Tearing Sky), il a voulu cette fois-ci voler de ses propres ailes. En solitaire, il a enregistré des démos très avancées des chansons de Two Grains of Sand, avec le simple soutien d'un ami ingénieur du son, Patrick Jauneaud, venu garantir la qualité des prises. Il en a ensuite enrichi les trames mélodiques en leur apposant lignes de basse, claviers, ambiances et samples de batterie mis en boucle. Jamais Piers Faccini n'avait été aussi présent sur tous les plans de la création, jamais il n'avait endossé autant de rôles.
Pour les oreilles qui ont eu la chance de les entendre, ces enregistrements maison parfaitement ciselés auraient très bien pu être rendus publics tels quels, sans la moindre retouche. Mais Piers Faccini a tenu à leur insuffler un peu d'air extérieur et d'altérité. Il les a donc emportés à Paris pour les coloriser en compagnie de Renaud Létang, fameux enlumineur sonore avec lequel il s'est tout de suite senti en phase. La première réaction de Létang aura été éloquente : selon lui, il y avait très peu à faire, tous les ingrédients étant déjà en place. Sans rien imposer, il jouera pourtant au bout du compte un rôle essentiel, en aidant Piers Faccini à rendre le tout cohérent.
D'un commun accord, les deux hommes ont laissé certaines démos dans leur nudité première, telles les soufflantes ballades guitare-voix Who Loves The Shade, Time of Nought ou My Burden Is Light. Sur les autres titres, ils ont en revanche brodé des étoffes instrumentales destinées à mettre en valeur la pureté de leurs lignes et de leurs courbes. Des complices de la première heure comme Jeff Boudreaux (batterie) et Vincent Segal (violoncelle), ou plus récents comme Jules Bikoko (basse), consolident ainsi les coutures de chansons parées de somptueux motifs mélodiques (The Wind That Blows, To See Is to Believe) ou d'explosives couleurs électriques (Your Name No More, A Storm is Going to Come). De fines teintes de piano, d'orgue, de cordes ou d'instruments à vent (ces derniers arrangés par Julien Chirol) en imprègnent aussi les tissus ici et là. D'autres arrangements possèdent le vif et chaleureux éclat de l'impromptu. Ainsi l'apparition vocale de Francesca Beard sur Save a Place to me, ou les chœurs de A Home Away From Home assurés par la chanteuse zoulou Bhusi Mhlongo, que Piers Faccini a rencontrée lors d'une tournée en Afrique du Sud organisée par son ami Nibs Van Der Spuy.
Ces savantes mixtures de timbres étendent la palette de sa musique, une fois de plus, Piers Faccini s'affranchit des tons primaires du folk orthodoxe pour s'iriser de pigments empruntés au blues comme à la musique malienne, à la chanson napolitaine comme à la pop, à la musique médiévale comme aux mélopées du Moyen-Orient. Elles apportent aussi un riche éventail de nuances à un disque qui, derrière sa tonalité souvent radieuse, comporte également sa part d'ombre. Dans ses textes, Piers Faccini, qui endosse ici pour la première fois le rôle de storyteller, ne cache rien des troubles ni des douleurs que lui inspire la marche chaotique du monde. Qu'il traite de l'incapacité des hommes à accorder leurs différences (Two Grains of Sand, Your Name No More) et à se considérer comme frères (Strangers), qu'il scrute avec gravité la ligne d'horizon pour le moins brouillée du futur (A Storm is Going to Come) ou qu'il célèbre la mémoire d'un être cher emporté par une overdose (Who Loves The Shade), son verbe poétique, sans prêchi-prêcha ni manichéisme, embrasse la sensibilité d'un esprit qui tente de mettre en harmonie son optimisme naturel et son implacable lucidité.
Piers Faccini dit se reconnaître dans la phrase de Francis Bacon, qui affirmait : "I'm an optimist about nothing". Quand on voit vraiment le monde en face, avec réalisme, il est impossible de ne pas être heurté ou attristé. Pourtant, c'est bien l'optimisme qui domine dans Two Grains of Sand : car c'est l'optimisme qui coule dans les veines de son auteur et donne la couleur générale de ses chansons. Aussi bon peintre que musicien, Piers Faccini n'ignore rien de la force expressive du clair-obscur ni de la science des contrastes. On peut le vérifier plus que jamais dans Two Grains of Sand, disque aussi sombre dans le fond qu'étincelant dans la forme.
Toute la musique que j'aime ... Découvrez les nouveautés qui seront bientôt dans les bacs sur capcampus.