Entre Deux Mondes
On imagine l'expérience passionnante que fut en 1892 l'arrivée de Dvo?ák à New York, quand le compositeur tchèque visionnaire se mit à créer une véritable musique classique « américaine ». Affranchi de toute définition trop étroite de la notion de « classique », il étudia les merveilleuses gammes pentatoniques et les formules rythmiques propres à la musique des Indiens d'Amérique et aux spirituals des Noirs, et osa même les faire entrer au Carnegie Hall de New York par le truchement de sa « Symphonie du Nouveau Monde ». Quelle démarche moderne, audacieuse !
Cet album est une invitation au voyage, et un hommage au caractère aventureux de ces compositeurs du XXe siècle qui introduisirent dans leur musique « classique » les airs et l'esprit des traditions populaires - de leur pays ou de l'étranger -, à la curiosité de Béla Bartók dans ses Danses populaires roumaines, au zèle missionnaire d'Ernest Bloch et de Manuel de Falla dans leur retour à leurs racines musicales, et aux bonds créatifs de Heitor Villa-Lobos et d'Astor Piazzolla, qui ont réimaginé Bach dans les Bachianas brasileiras et intégré la fugue classique au tango passionné.
Comment préserver toute l'énergie vivante d'une aventure musicale ? Mon premier partenaire est ici ma mandoline. Familière et étrangère, populaire et classique, la mandoline est à la fois un caméléon musical et un voyageur invétéré, et c'est sa seule voix qui relie les nombreuses pièces variées de cet album, qu'elles soient jouées par un ensemble klezmer ou une formation de chambre. Non moins important : mes amis et mes professeurs m'ont apporté en cours de route une inspiration et un soutien cruciaux, et je suis profondément reconnaissant d'avoir été rejoint pour cet album par certains des meilleurs adeptes de leurs traditions respectives : Richard Galliano, Catrin Finch, Itamar Doari et Giora Feidman, qui fut le premier à m'apprendre à oublier les frontières.
Alors que nous enregistrions, explorions, imaginions, je suis tombé sur l'analyse des œuvres américaines de Dvo?ák faite par Leonard Bernstein, où l'on peut lire au contraire que, malgré toutes ses tentatives d'innovation, la musique de Dvo?ák reste résolument slave, et reflète peut-être une nostalgie plus qu'un voyage. Je pense que dans cet album on trouvera aussi le jeu incessant de forces opposées : vers l'extérieur et l'intérieur, l'exploration et le retour, l'aventure et le chez-soi.
Cordialement, Avi Avital
La musique classique vit de son répertoire. Plus que dans d'autres genres, d'innombrables disques varient le même thème des décennies durant avec des perspectives différentes. C'est bien ainsi, car les piliers de la continuité nous donnent non seulement un cadre et une sécurité mais aussi, en ces temps agités, un soupçon d'identité culturelle. Il y a des exceptions cependant : certains enregistrements abordent les thèmes traditionnels de manière si singulière qu'ils tombent dans le terrain de notre perception culturelle comme des météorites. C'est le cas de Between Worlds, le deuxième disque Deutsche Grammophon du joueur de mandoline Avi Avital.
Un instrument classique, la mandoline ? Ne chante-t-elle pas à Venise au clair de lune et dans les bars du Kentucky ? Pas avec Avi Avital, qui nous offre une nouvelle perspective captivante. Dans ses mains, elle danse aux accents de Dvo?ák et Bartók, de fantaisies baroques, de mélodies yiddish et d'airs roumains comme si c'était ce qui avait de plus normal au monde. Il n'aborde pas seulement son instrument de manière « omnitraditionelle », il le prend pour partir en voyage d'exploration et en même temps lui faire une déclaration d'amour.
« On perçoit aujourd'hui la mandoline principalement comme un instrument folklorique. J'ai voulu la replacer dans le contexte classique d'où elle vient. Elle faisait notamment partie intégrante de la musique baroque italienne », explique Avital avec une tendre passion comme s'il parlait de sa bien-aimée. « À l'instar de la balalaïka russe et de la bouzouki grecque, la mandoline a une identité mixte qui se situe quelque part entre la musique classique et la musique populaire. C'est avec cette ambiguïté que je voulais jouer. »
Between Worlds est cependant plus qu'une simple mise à jour des différentes personnalités d'un instrument. C'est aussi la manifestation d'un artiste qui est depuis longtemps redevable à plus d'une plateforme musicale, qui non seulement fait sensation dans les grandes salles de concert de ce monde mais aussi participe à tous les formes imaginables de musique traditionnelle et improvisée. Avec Bach, son premier disque Deutsche Grammophon, il a voulu en premier lieu réévaluer l'un des plus grands compositeurs de l'Occident dans la perspective de son instrument. Dans Between Worlds, la question d'une réévaluation ne se pose plus. Sur un terreau nourri de classique et de folklore traditionnel naît une troisième dimension qui pour l'instant se dérobe à toute appellation. Avital se met par exemple dans la peau d'un compositeur comme Antonín Dvo?ák qui essayait il y a un peu plus d'un siècle d'inventer une musique classique américaine dans l'optique de la haute civilisation européenne. Plus encore, il transpose cet esprit pionnier à notre époque et cherche lui-même de nouveaux points communs entre les deux mondes. Il est fasciné par le fait que l'on trouve les mêmes instruments dans l'orchestre classique, sur la place du marché de petits villages des Balkans ou en Amérique latine. Où sont donc les rapports entre ces éléments disparates ?
Avital a cristallisé avec génie le dualisme de cette conception de l'histoire de la musique dans le titre Between Worlds - « Entre deux mondes ». Il jette des ponts entre le passé et le présent, fait danser un pas de deux à l'Ancien et au Nouveau Monde, et derrière le pupitre de la musique classique s'incline devant diverses formes de musiques populaires et folkloriques sans jamais tomber dans la flagornerie. Les différents fils musicaux convergent dans sa personnalité pour produire une esthétique particulière, la sienne.
« À l'époque où Bartók allait de village en village pour recueillir des danses populaires auprès de vieux paysans, puis transportait ces mélodies dans la salle de concert, sa démarche était révolutionnaire. Mais aujourd'hui, notre perspective musicale a changé. Et si nous tombons sur quelque chose que nous ne connaissons pas, nous le trouvons en vingt secondes sur YouTube. La façon dont Bartók transpose des danses populaires roumaines au piano peut paraître un peu naïve aujourd'hui quand on voit l'original sur Internet. Il m'a semblé qu'il était temps de raviver ce sentiment qu'avaient les compositeurs au début du XXe siècle, lorsqu'ils découvrirent qu'il y avait bien plus de formes traditionnelles de musique que la seule musique classique. »
La mandoline se prête sans doute bien mieux que tout autre instrument à cette entreprise aussi ambitieuse qu'aventureuse parce qu'elle n'est pas irrévocablement liée comme le violon à un contexte sonore remontant plusieurs siècles en arrière. Mentionnée pour la première fois au XVIIe siècle, c'est le plus « bruyant » des instruments à cordes pincées. Des compositeurs de renom comme Vivaldi ou Domenico Scarlatti lui consacrent des œuvres. Plus tard, Mozart, Beethoven et Paganini s'intéressent à elle, et à la fin du XIXe siècle naissent les premiers orchestres de mandolines. Au XXe siècle cependant, c'est surtout dans les musiques folk, country et pop qu'elle impose son timbre et son volume sonore.
À l'histoire de l'instrument et des différentes pièces se superpose le parcours d'Avital. Il grandit en Israël et découvre la mandoline dès son jeune âge. « Dans la ville où j'ai grandi, il y avait un orchestre de trente ou quarante joueurs de mandolines, se souvient-il. Cela m'impressionnait beaucoup. Un ami plus âgé que moi jouait dans cet orchestre et il avait l'air d'y prendre plaisir. J'ai demandé à mes parents si je pourrais aussi jouer dans l'orchestre et c'est comme ça que tout a commencé. J'ai pris mes premières leçons de mandoline à huit ans et deux ans plus tard je faisais partie de l'orchestre. » Ambitieux, il joue Bach et Mozart, des chants populaires russes et des ragtimes - il apprend, comme il le dit lui-même, à se plonger dans quelque chose puis à en sortir. « En sondant ces pièces, on s'aperçoit que chacune d'elles représente un monde unique et entier. Il s'agit chaque fois d'un dialecte à l'intérieur de la musique, et chaque dialecte a ses nuances, ses accents et ses façons de prononcer certains mots. »
Avital devient au fil de son apprentissage un musicien qui ne se situe pas au-dessus ou entre ces styles musicaux, mais les habite tous simultanément. L'élément unificateur de toutes ces passions, et aussi de toutes les pièces de son disque, c'est son romantisme pleinement assumé. « Cet enregistrement est d'une certaine manière l'antithèse du précédent, explique-t-il. Dans mon disque Bach, il n'y a pas un seul tremolo, bien que le tremolo soit généralement indissociable de l'idée que l'on se fait de la mandoline. C'est une profession de foi entièrement dépourvue de sentimentalité que j'adresse à Bach. Par contre, mon nouveau disque abonde en tremolos. Il s'agit de musique romantique sentimentale dans laquelle la mandoline recourt à toutes les techniques et tous les expédients pour faire pleinement chanter sa voix. »
Avec Between Worlds, Avital n'a pas voulu faire du crossover superficiel ni une synthèse structurelle, mais trouver une harmonie entre des aspects musicaux, historiques et personnels. Pour permettre à ce bouquet de s'épanouir pleinement, il s'est entouré non seulement d'un ensemble instrumental de qualité, mais aussi de brillants représentants d'autres genres musicaux comme l'accordéoniste français Richard Galliano, un jazzman, et le clarinettiste argentino-israélien Giora Feidman, un virtuose de musique klezmer mondialement connu, qui a d'ailleurs exercé une grande influence sur la vie et l'art d'Avital.
« Je l'ai rencontré en 2005 et nous sommes tout de suite devenus amis. Giora Feidman transportait dans la salle de concert la musique qui était jouée par les juifs ashkénazes aux mariages, aux enterrements et aux différentes fêtes, et dont il ne restait pratiquement plus de traces après la Seconde Guerre mondiale. En transposant cette musique klezmer dans un autre contexte, il en conservait l'essence et la force. C'était une tâche énorme où j'ai trouvé une puissante source d'inspiration en tant que musicien. J'ai appris de Giora Feidman à me sentir dans la peau d'un musicien klezmer quand je joue Bach. »
Giora Feidman, pour sa part, apprécie chez Avi Avital l'âme qu'il met dans son jeu. Et effectivement, c'est cette manière unique qu'a Avital de s'investir, cette empathie avec laquelle il se plonge dans d'autres conceptions artistiques pour les intégrer dans son propre univers musical, cette passion avec laquelle il ne cesse de sortir de lui-même et pourtant demeure entièrement en lui-même qui font de Between Worlds, au delà du programme audacieux et de l'époustouflante maîtrise instrumentale, un disque inhabituel dont on ne peut encore mesurer l'impact à longue échéance.
Wolf Kampmann
Show case à la FNAC St Lazare le mardi 11 février à 18h00 !
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