Natalie Dessay se définit comme une actrice qui chante et non pas comme une chanteuse qui joue. C'est le drame qui inspire la musique au compositeur, pas le contraire ! En abordant ses rôles, Natalie Dessay se conforme donc à l'essence de l'opéra.
Cinq actrices mélomanes et une chanteuse « shakespearienne » ont voulu rendre hommage à son art exceptionnel. Chacune a accepté de brosser le portrait d'une héroïne incarnée par Natalie Dessay sur ce disque. Six destins de femme. Six cœurs brisés. Six faces d'un seul dé. Les jeux de l'amour et du hasard...
La « folie protectrice » de Lucia pour Fanny Ardant, la « tragique » Traviata pour Dominique Blanc, les « pleurs » d'Elvira des Puritains pour Julie Depardieu, la « tendre innocence » de Gilda pour Françoise Fabian, la « foi surnaturelle » de Marie Stuart pour Charlotte Rampling et la « détermination » de Juliette pour Juliette !
Comment perçoivent-elles ces destins de femme ? Comment les auraient-elles incarnés ? « À chacun sa vérité » dit Pirandello.
À chacune la vérité, ajoute la musique, qui sait de quoi elle parle et qui a une passion pour le théâtre.
Olivier Bellamy
Biographie :
Née en 1965 à Lyon, Natalie (sans "h", hommage discret à Natalie Wood) grandit à Bordeaux. Après s'être rêvée danseuse étoile, elle entame parallèlement des études d'allemand, de théâtre et de chant, catégorie soprano léger. Elle progresse à pas de géant, fait en une année ce que les autres font en cinq et quitte le conservatoire avec un premier prix. Elle a 20 ans. Après un bref séjour au sein des chœurs du Théâtre du Capitole de Toulouse, elle retrouve Bordeaux et une certitude : elle sera soliste. En 1989, la France lance le Concours des Voix nouvelles. Natalie obtient le deuxième prix, l'Opéra de Paris l'invite à intégrer son école, un agent la prend dans son équipe. Une nouvelle vie commence.
En 1992, sur la scène de l'opéra Bastille, elle interprète pour la première fois Olympia dans Les Contes d'Hoffmann de Jacques Offenbach, dans une mise en scène de Roman Polanski. L'année suivante, elle est accueillie au Staatsoper de Vienne : elle y venait pour un rôle, on lui propose d'intégrer, pendant un an, une troupe prestigieuse.
En 1993, à l'occasion de l'ouverture de l'Opéra de Lyon, Natalie chante à nouveau Olympia, mis en scène par Louis Erlo. Jusqu'en 2001, elle interprètera ce "véritable numéro de music-hall" dans huit productions différentes.
En 1994, Natalie signe son premier contrat d'exclusivité avec EMI Classics. Cette année-là, elle est prête pour interpréter la Reine de la Nuit d'une première Flûte Enchantée, dirigée par William Christie et mise en scène par Robert Carsen : "Deux airs, deux numéros de voltige". L'année suivante, elle prête sa voix à Lakmé, la délicieuse prêtresse de l'opéra-comique de Léo Delibes avant de pousser la porte de l'impressionnante Scala de Milan pour y jouer à nouveau Olympia, ravissante poupée capricieuse mise en scène par Alfredo Arias.
En 1996, Natalie interprète à Genève Ophélie dans le Hamlet d'Ambroise Thomas, au sein d'une distribution exemplaire, dans une mise en scène de Patrice Caurier et Moshe Leiser. Cette année-là, elle retrouve Vienne, invitée pour interpréter Aminta dans Die Schweigsame Frau (La Femme silencieuse) de Richard Strauss. Saluée à nouveau par la critique, elle s'envole pour New York chanter Fiakermilli dans Arabella de Richard Strauss au Metropolitan Opera qui l'accueille pour la première fois.
A travers le monde, le public aime cette chanteuse atypique, la retrouve à travers ses disques tandis que les professionnels la récompensent (elle aligne cinq Victoires de la musique). "Ca ne m'empêche pas de pouvoir acheter ma baguette tranquillement et c'est tant mieux. »
En 1997, avec le metteur en scène Laurent Pelly et sous la direction de Marc Minkowski elle chante Orphée aux Enfers puis offre à Paris Le Rossignol d'Igor Stravinski sous la direction de Pierre Boulez avant de retrouver New York en 1998 avec Les Contes d'Hoffmann et Ariane à Naxos, sous la direction de James Levine.
Après Alcina de Haendel en 1999 à l'Opéra Garnier où elle partage la scène avec Renée Fleming et Susan Graham sous la direction de William Christie, elle interprète en 2000 à nouveau Olympia dans Les Contes d'Hoffmann, transformée en poupée Barbie provocante par le metteur en scène Robert Carsen.
Au fil des années, Natalie élargit sensiblement son répertoire, s'éloigne des rôles "légers" pour se rapprocher d'héroïnes plus tragiques. En 2001, elle atteint le but qu'elle s'était fixé quinze ans auparavant : interpréter Lucie de Lammermoor de Donizetti, puis elle enchaîne en reprenant La Somnambule de Bellini. Mais un problème sur une corde vocale la contraint à tout stopper pour se faire opérer. Après une patiente rééducation, elle réapparaît neuf mois plus tard, apaisée, décidée à adopter un rythme de vie plus calme, adapté à sa vie de famille avec le baryton Laurent Naouri et leur deux enfants.
En 2003, elle reprend Hamlet d'Ambroise Thomas, réinventant Ophélie avec une émotion absolue à Covent Garden, où elle fait ses débuts, puis à Barcelone.
En 2004, poursuivant sur cette voie de l'accomplissement, Natalie chante à Chicago Lucia di Lammermoor (en italien), puis, à Genève et pour la première fois, Manon de Massenet, enfin La Somnambule à Santa Fe. En 2005, le Métropolitain l'accueille pour sa première Juliette.
2006 marque sa première Pamina à Santa Fé ainsi que son retour à l'Opéra Bastille dans une Lucia hallucinante mise en scène par Andrei Serban, dirigée par Evelino Pidò.
Cette année, est l'année de tous les défis. Elle aborde un nouveau rôle : Marie dans la Fille du régiment, qu'elle chante à Londres et à Vienne dans une mise en scène de Laurent Pelly au côté de Juan Diego Flórez, elle retrouve à Barcelone Rolando Villazon, dans une Manon mise en scène par David Mc Vicar et vient de triompher à New York dans Lucia !
2007
« Même si Traviata vient du théâtre, Verdi va beaucoup plus loin qu’Alexandre Dumas. Toutes les actrices peuvent donc envier les cantatrices qui chantent ce rôle. L’immense besoin d’amour de Violetta dépasse le seul cadre de la sensibilité du XIXe siècle. Ce n’est plus un mélodrame bourgeois (aussi émouvant soit-il), c’est une tragédie, que l’on peut relier à Phèdre de Racine ou au théâtre antique. Dans l’opéra de Verdi, l’héroïne meurt sur scène, ce qui était inconcevable à l’époque classique et ce qui est très agréable à pratiquer pour une actrice.
L’utilisation du parlé chanté dès le premier acte, les sanglots, la respiration, les silences font vivre intensément le drame. Le public entend une âme qui se déchire. On voit ses larmes.
Natalie Dessay est à la fois virtuose et grandiose. Dans les deux mots, il y a « ose ». Si elle est grande, c’est qu’elle ose. Sa présence scénique stupéfiante et rare chez les chanteurs, son énergie et son humour en font une comédienne superbe. Elle n’est pas de celles qui jouent, elle incarne. »
« L’opéra doit tirer les larmes, terrifier les gens, les faire mourir par le chant. » (Vincenzo Bellini)
C'est exactement ce que l’on ressent avec Natalie Dessay, dont le c?ur hurle lors de cette fameuse scène de la Folie des Puritains. Comment ne pas être emporté lorsqu’elle se jette à c?ur perdu dans l'immense douleur d’Elvira ?
À travers ses larmes, résonnent les combats perdus d’avance des femmes amoureuses, face à l’implacable logique du pouvoir.
Et nous, pauvres auditeurs parcourus de frissons, nous épousons sa détresse en laissant couler nos pleurs.
Mission accomplie pour Natalie, toujours audacieuse dans ses choix. En femme libre, elle n'a pas supporté les emplois dans lesquels une certaine tradition lyrique a voulu la cantonner.
Depuis quand une actrice devrait-elle toujours jouer le même rôle ??
« Marie Stuart est un personnage extraordinaire avec une vie riche en rebondissements, qui traverse l’histoire des nations au XVIe siècle. Reine d’Écosse à 7 jours, reine de France à 17 ans, morte sur l’échafaud pour avoir voulu accéder au trône d’Angleterre…
J’ai été marquée par la lecture du livre de Stefan Zweig et touchée par la très belle interprétation d’Isabelle Adjani dans la pièce de Schiller. Évidemment, c’est toujours réducteur de ramener une personnalité aussi riche à quelques scènes aussi fortes soient-elles. C’est encore plus vrai au cinéma : voir le personnage ferme la porte de notre imaginaire. La musique, au contraire, nous en rend les clés.
Ma fascination pour Marie Stuart vient de son immense force de survie, presque surnaturelle, qui lui est donnée par la foi. Elle passe tout de même vingt ans de sa vie en prison sans jamais cesser d’y croire.
Les plus grands artistes sont aussi animés par une foi indestructible, presque maladive, pour quelque chose d’immensément grand, qui les dépasse et qui rejoint une forme d’illumination religieuse. En chantant à l’opéra avec un niveau d’exigence aussi élevé, Natalie Dessay, se donne totalement pour un art, dont elle sait qu’il est beaucoup plus intéressant qu’elle-même. La foi qui l’anime sur une scène semble indiquer qu’elle n’est pas prête d’abdiquer du théâtre musical. »
« Comme Agnès dans « Les femmes savantes », Gilda est une jeune fille séduisante et pure, très surveillée par son père. Elle est la seule joie sur terre de ce bouffon difforme, lourde responsabilité qui pèse sur ses épaules.
La tragédie est inévitable lorsque Gilda tombe amoureuse d’un personnage frivole et qu’elle commence, inévitablement, à mentir à son père.
Victime de son innocence et aveuglée par la découverte toute fraîche de la sensualité, elle est livrée à sa destinée malheureuse. Habituée à être cloîtrée, elle se retrouve absolument sans défenses face aux pièges du monde réel. Marchant dans les pas de Victor Hugo (« Le roi s’amuse »), Verdi n’épargne aucune souffrance à ce c?ur simple. Les femmes chez Mozart savaient davantage se battre.
Gilda vit un déchirement. Son sentiment de culpabilité est très touchant : elle passe son temps à demander pardon à son père. Pardon de le faire souffrir, pardon d’aimer et même pardon de mourir.
Comme Marion Delorme (Hugo encore), Gilda est rachetée par la sincérité de ses sentiments. C’est grâce à son amour filial, qu’elle gagne son paradis. Je suis impatiente d’entendre Natalie Dessay dans ce rôle. Sa voix est un théâtre pour l’oreille. »
Shakespeare m’a toujours attiré, à cause du mélange des genres. L’humour lui chatouille toujours la plume, même au beau milieu d’une situation tragique. « Roméo et Juliette » ne fait pas exception à la règle. Quand Juliette se réveille de son long sommeil, dans le tombeau des Capulet, et qu’elle aperçoit la fiole de poison à côté du corps de son Roméo (c’est le cas de le dire) elle dit quelque chose comme : « Ah, le salaud, il ne m’en a pas laissé une goutte ! » Et, hop, elle se tue. Malgré ses quinze petites années, elle sait ce qu’elle veut, Juliette. En s’opposant à son entourage, en allant jusqu’à la mort, c’est une ado avant la lettre, à une époque qui n’a pas connu Françoise Dolto et pour qui l’adolescence était un passage, pas l’état de révolte permanente qu’on connaît bien.
Je vais sans doute vous décevoir, mais le prénom de Juliette m’a été donné à cause d’une tante de ma mère
et pas du tout en référence aux Amants de Vérone. Je ne ressemble pas à la Juliette de Shakespeare parce que l’amour seul ne dirige pas ma vie. Juliette, c’est d’abord un couple, un beau couple, mais rien qu’un couple. Comme tout mythe qui se respecte, elle ne vieillira jamais et c’est tant mieux car on ne l’imagine pas crier « À table ! » pour faire accourir une demi-douzaine de mioches affamés.
Natalie Dessay me paraît faite pour Shakespeare. Car elle s’investit à fond dans son rôle, tout en gardant de la distance et de la fantaisie. Elle n’est pas d’un bloc. Elle est complexe. L’opéra se régale de ses multiples facettes. »
Ce que j'aime dans Lucia de Lamermoor c'est que la folie nous préserve de la réalité quand celle-ci pourrait détruire ce que nous sommes vraiment. Atteinte au plus profond, l'héroïne se réfugie dans un monde où plus personne ne peut l'atteindre. Sombre tragédie, « Lucia » ? J'y ai toujours vu un opéra d'une grande clarté. Tellement clair qu'on a envie de s'envoler avec elle plutôt que de pactiser avec le monde réel. La folie permet d'échapper à la pesanteur, à la défaite, à la laideur. C'est la grâce accordée à ceux qui sont touchés par un grand malheur, que rien ne pourra réparer.
Lucia a du génie. Après n'avoir vécu que pour un amour fou, elle arrête le jeu, elle fige le cours des choses et rien ne se dégradera jamais. Elle « suspend » quand les autres ne parlent que de « bâtir ». C'est sa force, sa victoire et sa beauté.
Dans la production que j'ai vue à l'Opéra de Paris, Natalie Dessay m'a fait penser à un champion de boxe. Sa souplesse, sa puissance et son art de l'esquive m'ont éblouie. le grand boxeur, c'est celui qui esquive, pas celui qui frappe.
Elle allège l'opéra du sanglot. Elle fait de Lucia une elfe.
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