« L'éventail des émotions humaines est absolument immense »
Hélène Grimaud s'entretient avec Oswald Beaujean
Hélène Grimaud, beaucoup disent toujours que jouer Mozart est la chose la plus difficile qui soit. Est-ce vrai, ou est-ce une espèce de mythe ?
C'est l'un des compositeurs les plus difficiles, cela ne fait aucun doute. La difficulté avec Mozart consiste à trouver la simplicité, ou, devrais-je dire, à la retrouver, parce que nous le jouons tous beaucoup dans notre enfance, notre adolescence, et il semble alors avoir ce caractère naturel, évident. Par la suite, il est beaucoup plus difficile de retrouver cette pureté d'expression. Pour moi, ce qui définit Mozart, c'est cette grâce, cette absence de gravité. On a la profondeur, mais sans aucune espèce de poids. C'est vraiment ce qui le distingue de beaucoup d'autres. En fait, c'est un grand exercice bouddhique.
Qu'entendez-vous par là ?
Ce don naturel que nous perdons à l'âge adulte, qu'ont tous les enfants et les animaux : vivre dans l'instant, et ne pas attribuer de significations secondaires aux choses. Se débarrasser de tout ce qui n'est pas essentiel et essayer de retrouver l'essence des sentiments humains avec Mozart - sans jamais aucune trace de sentimentalité dans sa musique.
Vivre dans l'instant - voulez-vous dire que c'est ainsi qu'il faut jouer Mozart, ou que c'est ce que sa musique exprime ?
Les deux. Sa musique exprime tant de choses, l'éventail des émotions humaines est absolument immense dans Mozart. Quand nous avons parlé en mai, avant le concert, je me souviens d'une chose que vous avez dite sur Mozart et les masques. Le deuxième mouvement du Concerto en la majeur - sans doute le mouvement pour piano et orchestre le plus sublime qu'il ait jamais écrit - est l'endroit où se trouve pour moi le vrai Mozart. Cela vient du cœur. Même si cet Adagio était tout ce que nous avions, cela suffirait. D'un autre côté, l'expression enthousiaste, heureuse, dans certains des mouvements vifs est pour moi parfois plutôt l'un de ses masques. J'ai souvent l'impression que cette expression optimiste effervescente, censément joyeuse, est aux confins de l'hystérie, qu'il y a là quelque chose d'un peu instable. C'est juste un sentiment que j'ai depuis longtemps.
Vous n'avez pas joué le Concerto en la majeur pendant quatorze ans. Pourquoi préférez-vous le jouer avec un orchestre de chambre aujourd'hui ?
Il y a quelques années, j'ai joué le concerto avec l'Orchestre symphonique de la Radio bavaroise. Puis j'y suis retourné avec un répertoire différent, et j'ai joué ensuite de la musique de chambre avec des membres de l'orchestre et commencé à travailler avec l'Orchestre de chambre de l'Orchestre symphonique de la Radio bavaroise à divers projets. Cela confirmait de nouveau ce qui était déjà là quand nous faisions de la musique ensemble, ce sentiment de liberté partagée. Ce que je trouve de si merveilleux en eux est qu'ils ont cette attitude incroyablement sérieuse à l'égard de la musique et de la manière de lui donner vie. Outre qu'il s'agit d'instrumentistes et de musiciens de premier rang, ils ont quelque chose d'encore plus rare. Quelque chose qui brûle de l'intérieur. Cela me rappelle toujours ce que disait Edwin Fischer lors d'un de ses célèbres cours d'interprétation : « Vous êtes tous de grands pianistes, vous avez une merveilleuse technique. Mais, pour devenir des artistes, il vous faut ouvrir les stores de votre cœur. Il vous faut vibrer entre les notes. » C'est si merveilleux, c'est vraiment ce qui fait la différence. Et le plus beau dans l'histoire de cet enregistrement est qu'il n'était pas prévu. Ces concerts ont eu lieu, et c'est ce qui a donné naissance à cet enregistrement. C'est tellement mieux et plus organique quand cela se fait dans cet ordre plutôt que l'inverse.
Jouez-vous différemment sans chef ?
On joue davantage dans un esprit de musique de chambre. Le fait qu'il n'y ait personne debout devant l'orchestre avec une baguette est également ce qui oblige à cette intimité de musique de chambre. C'est ce que j'entends par liberté partagée. Il faut trouver son chemin ensemble, il faut respirer ensemble. Ce n'est pas quelque chose créé artificiellement sous la férule d'un chef non instrumentiste. C'est quelque chose qui doit se passer à un niveau plus profond.
Est-ce plus risqué, et est-ce une des raisons pour lesquelles vous aimez cela ?
(Rires.) Oui, c'est certainement plus risqué. Dans le même temps, quand on a cette sorte de confiance l'un dans l'autre, c'est également une belle aventure. Parce que c'est une expérience qui aboutit à ce que les êtres humains ont de mieux à offrir l'un à l'autre : la présence de l'un rend l'autre meilleur.
Alfred Einstein a écrit à propos du Concerto K. 459 que le premier mouvement serait une « marche idéale ». Comprenez-vous ce qu'il voulait dire ?
Oui, je crois. Une chose qui me déplairait dans une marche serait la connotation militaire ; mais ici, c'est quelque chose qui est si vital, qui a tant d'élan, et aussi beaucoup d'humour. Quelque chose qui vous prend par la main et ne vous lâche pas, quelque chose qui vous fait vous tenir droit. C'est difficile à exprimer à l'aide de mots. Par exemple, dans ce passage de l'exposition où l'orchestre a le thème et le piano l'accompagnement : chaque fois, j'ai l'impression, comme dans le yoga, que quelqu'un me tire vers le haut par le sommet du crâne. Le deuxième mouvement est si désarmant dans sa simplicité, mais il a quelques moments qui sont tout bonnement saisissants ; par exemple, quand il passe en mode mineur, c'est absolument stupéfiant. Le finale est virtuose, si vivant, et il y a cette effervescence. Mais il y a des moments d'énergie folle qui sont presque une fuite dans une transe ; ce n'est pas seulement de la joie, et ce n'est pas seulement du bonheur.
L'Adagio du Concerto en la majeur K. 488 est le seul mouvement de Mozart en fa dièse mineur. Est-ce également un indice sur la signification de ce mouvement ?
C'est possible. Cela dépend de ce à quoi on associe cette tonalité, partant du principe que chaque tonalité à son identité émotionnelle. Fa dièse mineur est inhabituel à tous les niveaux, et pas seulement pour Mozart. Cela me fait toujours penser à la première sonate de Schumann - également une rareté en soi. Il est difficile de trouver des mots pour définir cette tonalité, mais elle a à voir avec la nostalgie. Il y a de la douleur, mais une douleur qui est encore plus poignante dans le souvenir. C'est presque comme la douleur de l'absence, et elle laisse une marque indélébile.
Vous le jouez très lentement.
C'est un adagio, finalement.
Mais, malgré tout, vous le jouez encore plus lentement que la plupart des autres pianistes.
Bien sûr, on pourrait également y voir un rythme de sicilienne. Prenez une chaconne, une danse lente à trois temps : il n'y a pas de limites à la lenteur. Quelque chose de lent ne signifie pas que la pulsation cesse. Il est bien sûr beaucoup plus difficile de maintenir la pulsation quand c'est lent. Il se trouve qu'il était ainsi lors de ce concert, dans cette acoustique. Le retour du son est ce qui détermine le moment où l'on joue la note suivante ; les tempi sont toujours liés au lieu. Cela dit, un mouvement comme celui-ci n'est pas composé par hasard. Philosophiquement parlant, si l'on ne va pas à la limite de ce mouvement, quand le fera-t-on ?
Un tel mouvement incite-t-il les gens à parler de musique céleste s'agissant de Mozart ?
Mozart était possédé. Cette idée que la musique vient d'un autre monde, d'en haut, et que c'est la musique d'un ange, n'est tout simplement pas juste. C'est vraiment la musique d'un homme. Si on lit ses lettres, il n'y a pas à chercher bien loin pour comprendre Mozart. Cet élément de passion qui donne un sens à notre existence est toujours là en lui.
Dans le Concerto en la majeur, vous jouez une cadence quelque peu inhabituelle.
Elle est de Ferruccio Busoni. Je l'ai découverte dans l'enregistrement de Vladimir Horowitz, Carlo Maria Giulini et l'Orchestre de La Scala. Depuis ce jour, j'ai su que quand je jouerais ce concerto, ce serait avec cette cadence.
Pourquoi ?
Parce que je pense qu'elle est brillante, fascinante, originale et touchante. Elle élabore le matériau avec une merveilleuse imagination - c'est ce qu'une cadence devrait être. Si l'on voulait être historiquement dans la tradition de ce qui était censé se faire à l'époque où vivait Mozart, on ne jouerait les cadences de personne : on jouerait les siennes. Mais je joue celle de Busoni (rires).
Comment avez-vous eu l'idée de combiner ces deux concertos avec cet air très spécial, K. 505 ?
C'est aussi une pièce dont je suis tombée amoureuse très tôt dans la vie. Quand il s'est agi de faire un enregistrement de concertos, au lieu de faire comme d'habitude, trois concertos de Mozart, je voulais qu'il y ait cet air. C'est un joyau, une pièce merveilleuse. La partie de soprano est tout simplement fantastique, et la relation entre la soprano, l'orchestre et le piano est de toute beauté. C'est de l'or liquide, les interventions du piano allant de quelque chose comme de la soie à quelque chose comme de la dentelle. Et, de nouveau, il y a cette merveilleuse légèreté.
Quand on écoute cet air, on pourrait imaginer que c'est une espèce de déclaration d'amour.
Une déclaration d'amour en sons plutôt qu'en mots. Bien sûr, il y a le texte, qui donne une idée assez claire de ce qui se passe, mais pour moi c'est toujours secondaire. La musique doit éclairer sa propre structure et son contenu émotionnel. Si l'on s'en tient à un scénario et à un texte, c'est réducteur pour la musique. On peut imaginer toutes sortes de choses : on peut imaginer que le piano est l'homme, et la voix, la femme - ou l'inverse. À la fin, l'amour triomphe néanmoins, même au milieu de cette résignation. Et même dans cette perspective d'un cœur brisé, l'amour est encore plus fort - c'est donc un beau message par-dessus tout.
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