Des années 70 qui ont vu ses débuts, Benedictus Albertus Annegarn, dit Dick, réinvente le meilleur : les musiques qui font l'amour pas la guerre, les mots-sésames, les frontières ouvertes aux esprits assortis. C'est tout lui - voix nomade, éclusier européen, citoyen libertaire du monde. Pendant que les enfants d'hier apprennent aux enfants de demain Ubu et Bébé éléphant, lui poursuit ses voyages de port gascon en oasis marocaine, balisant son parcours de chansons magiciennes. Sorcier, sourcier. On ne s'en est pas aperçu : il est devenu une référence d'exigence pour beaucoup des meilleurs chanteurs français.
Le titre, Soleil du Soir, évoque le dernier éclat avant la fin. Dick Annegarn le confesse volontiers : avant d'enregistrer ce 18e album, il se croyait fini, kaput, en lisière de crépuscule. Qu'il ait pu mener une carrière parmi les plus longues (35 ans), les plus intègres et les plus originales qui soient, aurait pu ralentir ce processus. Mais l'interrompre ? Pourtant, à son propre étonnement, et pour notre plus grand plaisir, c'est au contraire l'impression d'une renaissance que dégagent les onze nouvelles chansons de Soleil du Soir. Dick n'a fondamentalement rien changé à sa façon d'être ou de créer. Non, la différence tient à une simple rencontre. Dans le guitariste Freddy Koella il a trouvé le compagnon de route idéal. A ses côtés, le travail est redevenu une joie et la contrainte du temps une rampe d'inspiration. Principale conséquence de cette complicité : un retour au folk blues de ses débuts qui ravive les couleurs mélodiques des chansons et accroît le sentiment d'être mis dans la confidence de leurs thèmes. Soleil du Soir impose ainsi une image de Dick Annegarn dont le caractère un peu héroïque ne déplairait pas à l'intéressé: celle d'un maquisard qui retrouve la franche lumière après un long cycle d'offensives menées en clair obscur, avec parfois des résultats en demi-teintes. Fourbu, couvert de cicatrices, il affiche un sourire vainqueur, de ceux qui s'ébauchent au moment de signer un armistice avec soi-même.
Dans Boulevard du Crépuscule de Billy Wilder, il y a ce savoureux passage où William Holden lance à une star oubliée des studios d'Hollywood qu'interprète Gloria Swanson, un « Vous étiez si grande ! » un peu mufle. Méchanceté à laquelle, l'actrice répond du tac au tac par une réplique restée célèbre : « Je suis toujours grande mon cher, ce sont les films qui sont devenus petits. » Dick Annegarn, lui, n'a jamais caché combien il se sentait à l'étroit dans le monde de l'industrie du divertissement, et ce dès ses fracassants débuts au milieu des années 70. Trop généreux, trop vrai et bien trop écorché pour mener une carrière de fonctionnaire du star system que lui promettaient pourtant les succès de Bébé Eléphant, Bruxelles ou Ubu, devenus des classiques depuis, il décida un jour de couper les ponts avec le show business de la manière la plus théâtrale qui soit. En 1978, il donne en banlieue parisienne deux concerts, « De ce spectacle ici sur terre », qui actent de son abandon de la « compétition », comme il dit. S'étant volontairement exclu du métier, ayant tourné le dos au confort matériel que lui assure sa pratique institutionnalisée, Dick entame une nouvelle vie dans laquelle s'invitent des projets associatifs et des albums enregistrés avec les moyens du bord, qui restent relativement flottants et incertains, à l'image de cette péniche à coque avariée, la Gueuse, sur laquelle il emménage. De cette séquence tâtonnante et expérimentale sortiront entre 1985 et 1990 les trois albums du label Nocturnes, Frères ? Ullegarra, Chansons Fleuves, judicieusement réédités en coffret par Tôt ou Tard cette année. Car, trait essentiel chez lui, Dick ne s'est jamais reposé sur le moindre acquis. Il s'est sans cesse projeté vers l'avant et dans le mouvement, s'épargnant ainsi la sclérose et la caricature qui rattrapèrent nombre de chanteurs de sa génération ; mais se privant aussi dans l'affaire d'une relative quiétude. Ces chansons reflètent ce parti pris. Si certaines comme Quelle Belle Vallée communiquent la joie franche et bon enfant qui le caractérise dans ses meilleurs jours, d'autres appartiennent à un registre qui échappe à la production traditionnelle de denrées divertissantes. A la question, un peu grave, « Où sommes-nous à notre place dans la réalité peu fiable de ce monde chaotique? », Dick Annegarn n'a jamais cessé d'imaginer de nouvelles réponses. Elles alimentent ses œuvres les plus ambitieuses, le mèneront sur les traces du roi sumérien Gilgamesh ou à la découverte de gammes et de rythmes orientaux qui ont su rénover en partie son langage musical. On en retrouvera ainsi le reflet sur le Soldat du nouvel album. Il reconnaît toutefois que la quête reste sans fin : « J'apprends encore aujourd'hui à faire des chansons et je n'ai toujours pas trouvé de solution idéale. »
A-t-il au moins trouvé une place où se fixer, lui le Hollandais nomade qui tour à tour a vécu à Bruxelles, Paris, sur les bords de Marne, à Lille, qui partage aujourd'hui son temps entre un petit village du sud ouest de la France et un bled perdu du sud marocain ? Apatride, a-t-il au moins trouvé une famille? Sans apporter de réponses claires à cette question, Soleil du Soir laisse présumer d'une sérénité chèrement acquise, d'un recul sur les choses qui rend son écoute limpide et agréable. L'implication de Vincent Frèrebeau du label Tôt ou Tard, producteur des cinq derniers disques de Dick, ainsi que du « tribute album » Le Grand Dîner - sur lequel figuraient, entre autres, Christophe et Alain Bashung - n'est pas étrangère à la réussite du projet. « Périodiquement, Vincent m'incite à l'écriture. Là, il m'a poussé à reprendre ma guitare. Moi je m'ennuie à la guitare quand je joue tout seul. Pourtant quand il m'a dit « je vais te faire travailler avec un guitariste », je me suis d'abord senti vexé. Et puis j'ai rencontré Freddy Koella, un alsacien émigré en Californie qui a accompagné Bob Dylan et Willie Deville, et ce fut une joie terrible de jouer avec lui. La magie de cet album vient de cette rencontre entre deux guitaristes. »
Si la recherche d'un frère est un sujet sur lequel reviennent plusieurs chansons, il est clair que cette aspiration est comblée dans l'imbrication de deux techniques complémentaires, celle à la foisonnante limpidité de Dick, et celle de Koella, d'une fertile sobriété se déclinant selon, au dobro ou au banjo. Mis en contact, les deux musiciens ont immédiatement développé une affinité qui va transformer la routine de l'enregistrement en un moment rare, chaleureux, émouvant. Réalisé au studio Sears Sound de New York, le disque sera achevé en cinq jours, Dick composant certains titres dans l'élan de cette rencontre. « Sans Famille, c'est Freddy Koella qui me l'a inspiré. Lui et moi, on est des déracinés qui tout en cherchant à se planter quelque part, lui en Californie, moi en France, ne se reconnaissent pour seul patrie que la musique. »L'importance du blues chez Dick Annegarn, qui, rappelons le, a appris à jouer de la guitare et à chanter en écoutant les disques de Big Bill Bronzy et Skip James, relève de cette idée d'une identité en suspension. Robert Johnson résume bien ce sentiment d'un enracinement « en voyage » quand il chante I'm a steady rollin' man (Je suis un homme qui s'installe en roulant sa bosse). On retrouve ce thème dans Jacques une chanson que Dick a écrite pour un spectacle que La Cité de la Musique souhaitait consacrer à Brel, projet qui finalement avorta. « C'est le Brel gitan que j'aime, celui qui négociait ses concerts au jour le jour. Il partait comme ça avec son équipe sans savoir où il allait chanter le lendemain. Le vrai Brel finalement, c'est celui de L'Aventure c'est l'Aventure, qui part faire des casses dans une 404 avec ses copains Lino Ventura et Aldo Maccione. Il aimait cette vie là » Ajoutée à Paris, une section de cordes, que l'on retrouve sur Dernier Village, Bluesabelle et Théo, éclaire le portrait du grand Jacques d'un bleu tendresse très pertinent.
Satisfaire l'autarcie dont a besoin l'artiste sans s'exposer aux souffrances de l'isolement est un autre de ces brûlants paradoxes que Dick Annegarn assume aujourd'hui avec une plus grande maîtrise. Théo, chanson que lui a inspirée la correspondance de Vincent Van Gogh avec son frère, l'illustre parfaitement. « Lorsqu'il était à Arles, Van Gogh a cherché à créer un mouvement de peinture avec Gauguin sur le modèle de Pont Aven. Sauf que ça s'est terminé dans la folie. » Dick, lui, a créé un Festival du Verbe dans sa région d'adoption de Haute-Garonne. Il reconnaît d'ailleurs « se toucher allègrement le verbe » dans Décadons, tandis que l'influence de l'Oulipo (Ouvroir de Littérature Potentiel) fondé par George Perec, se fait nette dans Quelle Poule Pond Tant aux joyeux accents bluegrass. Toutefois, à l'heure qu'il est, il ne s'est pas encore tranché l'oreille. Il avoue même tirer une certaine fierté dans le fait de savoir qu'une pochette où ranger sa serviette avec son nom brodé dessus l'attend dans la cuisine d'un paysan du voisinage. Ce besoin d'une proximité, d'un refuge et d'une fratrie est donc là, insistant, tenace, décliné à plusieurs reprises sur l'album selon des différents modes, dans Encore un Verre, Dernier Village, Soldat ou dans ce Blues de Londres dont il avait déjà enregistré une version en 1980 avec un autre guitariste, Robert Pete Williams, pour l'album Ferraillages. C'est dans cette quête-là que son chant parvient à cette satiété émotionnelle qui fait tant la différence.
En somme Dick Annegarn n'a rien changé à ses habitudes, à sa manière de chanter, à son « fado des polders », ni à ses préoccupations les plus taraudantes. Il a seulement réussi à mieux asseoir son inconfort pour en faire des confidences qui viendront réchauffer le nôtre en temps voulu. Dans ce Soleil du Soir aux tons chauds et habités, Dick Annegarn retrouve l'éclat de ses débuts et dans Bluesabelle, se dit même près à reprendre le maquis: « Pas de doute, c'est reparti pour un tour. Pas de date, c'est pour la vie, pour toujours. »
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