Longtemps, Valérie Leulliot a vécu bien entourée. Un troublant présage, comme une annonciation, l’avait conduite à baptiser son groupe Autour de Lucie et, pendant plus de dix années rythmées par quatre albums et des centaines de concerts, il ne sera question que d’allers et venues, de chassés croisés fluides et sans drame de musiciens autour d’elle, de sa voix et de ses compositions. Pour Valérie, artiste solo dans l’âme, il y avait nulle contrariété à n’apparaître qu’en transparence derrière ce nom de groupe suffisamment ouvert et mystérieux (qui est Lucie ? se demandent encore quelques exégètes décidément trop cartésiens) pour lui apporter toutes les libertés de mouvement, toutes les rencontres fertiles, dont son esprit perpétuellement en alerte réclamait la stimulation. Car les musiciens autour de Valérie n’étaient jamais des ectoplasmes exécutant les ordres d’une cheftaine autoritaire. Au contraire, ils étaient là pour bouleverser les équilibres, troubler les eaux lorsqu’elles devenaient trop calmes, participer aux arrangements et aux dérangements d’une musique qui, sans leur apport, aurait filé sans doute des chemins trop tranquilles. Un groupe, enfin, c’était pour Valérie l’héritage de ce rock anglo-saxon dans lequel elle baignait depuis d’adolescence et qui sera sa première source d’inspiration, avant qu’elle n’écarquille les yeux vers des horizons moins étriqués, de la chanson à l’électro, des musiques de films à la variété américaine. Aucun des quatre albums d’Autour de Lucie ne se ressemble et rien ne ressemble aux quatre albums d’Autour de Lucie. La boucle parfaite qu’ils dessinent dans le temps (de 1994 à 2004), la couleur des saisons que l’on devine en filigrane de chacun d’entre eux, tout concourait à cet inévitable fin de cycle qui accompagne les aventures rondement menées. Pionnier d’une certaine pop élégante Made in France qui irrigue aujourd’hui bien des carrières florissantes, Autour de Lucie s’est retiré avec la discrétion et la noblesse d’une vague, non sans laisser de traces mais préférant cela aux eaux stagnantes et bientôt usées qui finissent par avoir raison de tant de groupes.
Un cycle en appelant nécessairement un autre, Valérie Leulliot dévoile à présent à visage découvert son premier album. On hésite à écrire « album solo », ce qui évoquerait sans doute un exercice d’introspection égotiste totalement hors sujet ici, car cet album est à nouveau le projet d’une rencontre, le résultat d’une communion. Durant la dernière incarnation d’Autour de Lucie, Sébastien Lafargue avait rejoint le groupe comme bassiste et arrangeur de certain des titres de leur ultime album. Parallèlement, il avait ébauché quelques travaux personnels sous le nom de San Sebastian, dévoilant l’étendue et la solidité de son appétit musical – de l’électro à la soul folkeuse d’un Terry Callier. Aucune discussion ne sera nécessaire en préambule à cette évidence télépathique qui conduira à faire de Sébastien le partenaire idéal de Valérie, déboussolée mais conquérante au sortir d’une double rupture, artistique et sentimentale. Rupture ? Ceux qui se souviennent de l’opulence qui caractérisait le dernier album d’Autour de Lucie comprendront vite à l’écoute de Caldeira ce que l’on range derrière ce mot abrupt. Réalisé entièrement dans une seule pièce, sans aucune infiltration extérieure, avec des instruments plus ou moins orthodoxes et un ordinateur, de l’encre et du papier, beaucoup d’envies et autant d’abandon, Caldeira possède la cohérence, la cohésion et l’imperméabilité intimiste qui fit souvent défaut à Autour de Lucie. Pour la première fois, Valérie a accepté de laisser Sébastien ériger tout l’échafaudage musical, de la composition (elle n’intervient que sur Les falaises et Rien de grave) à la matière instrumentale (elle n’effleure que quelques guitares). Pour la première fois également, elle a confié l’écriture d’un texte (Mon homme blessé) à un tiers et a élu pour ce délicat jeu de miroir le plus doué de tous, à savoir Miossec, qui s’est fendu d’un petit chef d’œuvre tout en se fondant parfaitement dans le nuancier habituel de Valérie, y déposant juste quelques teintes un peu plus brutes. Au commande des autres textes (sauf Au virage, écrit par Sébastien), Valérie Leulliot poursuit sa quête naturaliste – de falaises en volcans, de plages en fleuves - et son auscultation des battements et tourments amoureux, croisant presque toujours ces deux inspirations (L’eau du Gange, Caldeira, Un endroit), comme si elle n’avait de cesse de réinventer encore et toujours les échelles, les tracés, les reliefs, les étendues bleues ou assombries et les rives accidentées d’une géographie sentimentale dont ses albums, bout à bout, constitueraient le manuel. Sébastien, quant à lui, a su naturellement imaginer l’écrin qui accueillerait ces paroles sensibles. Une guitare pendulaire qui nous accueille à l’entrée servira de fil rouge sur plusieurs titres, apportant à l’album une subtile coloration latine, laissant toutefois par endroit la place à d’autres guitares, mises en abîmes, qui rappellent les tablatures de cristal de Vini Reilly (Durutti Column), pour les morceaux d’essence, disons, plus nordique. La richesse texturale des instruments – des percussions imperceptibles, des frottements divers, un banjo, un oud marocain, un Theremin martien – n’obstrue jamais la clarté de l’ensemble, et notamment la douceur veloutée de la voix. Car s’il est bien un élément imperturbable, c’est à l’évidence ce timbre identifiable entre tous, qui fait que même si Valérie décidait un jour de s’accompagner d’un groupe de Grindcore Moldave, on la reconnaîtrait encore. Mais s’il fallait une clé pour percer cet album – qui n’a toutefois rien d’hermétique -, elle est donnée dans le titre. Caldeira, mot portugais signifiant « chaudron », utilisé dans le vocabulaire des vulcanologues pour désigner un phénomène d’implosion souterraine, l’éruption interne d’un volcan sur lequel il faut alors se pencher pour admirer le bouillonnant spectacle. On ne s’étonnera pas que sous ses dehors feutrés et accueillants, cet album à longue détente finisse par procurer un inattendu vertige.
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